Ce n’est pas un secret, l’inventaire des biens après un héritage réserve parfois des surprises, des bonnes et des mauvaises. Le partage des meubles, bibelots et argenterie n’est pas sans danger pour la cohésion familiale. Il faut être rapide, sans scrupules si on veut s’accaparer les plus belles choses. Une seule devise : prendre et négocier plus tard. Après cette première guerre de succession arrivent les corvées auxquelles s’attellent les plus courageux qui sont aussi les plus mal servis de la première vague de partage (peut-être aurais-je du dire pillage). Les curieux en quête de bonne affaire négligée par les plus rapaces commencent par ouvrir des malles remplies de vêtements mangés par les mites. Une fois qu’on a porté à la déchetterie le contenu des dites malles en maudissant l’ancêtre qui nous a laissé cet héritage lourd à porter et à descendre du grenier on découvre la joie de soupeser les vieux livres de la bibliothèque. Le grand-père avait des lectures sérieuses. Enfin la plupart des livres était sérieux. Entre les œuvres complètes de Zola ou les mémoires du duc de Saint Simon on découvre quand même quelques pépites qui montrent que le papy savait aussi prendre plaisir à des lectures légères. Premier exemple : Abbé Prévost : Les aventures du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Ou Les dames galantes de Brantôme avec de belles et alléchantes illustrations. Le Satiricon : l’art d’aimer, presque de la philosophie. Mais là ou le grand-père devait prendre son pied c’est avec Fanny Hill de John Cleland. On ne saurait passer sous silence les mémoires de Casanova qui, même sous de belles reliures pleine peau pour faire sérieux, devaient fournir quelques beaux rêves érotiques au papy. La bibliothèque de l’ancêtre comportait en cherchant bien quelques petites choses encore lisibles aujourd’hui. Mais dans l’ensemble une bonne partie de la bibliothèque ira droit à la déchetterie. Qui aujourd’hui lira les aventures de Goupi main rouge de Pierre Véry ou les mémoires de la comtesse du Barri ? On gardera les œuvres complètes d’Agatha Christie, et les Série Noire qui doivent bien contenir quelques histoires pas trop ringardes. Dans le bas de la bibliothèque les traditionnels dictionnaires Larousse et les grand et lourds livres sur les peintres de la Renaissance ou sur Versailles. Par curiosité, on feuillette avant de mettre en cartons : pas trop remplis les cartons hein ? Attention au tour de rein.
Je fais donc partie de ceux qui sont restés pour vider les malles et la bibliothèque. En feuilletant les pages du Diable Boiteux de Lesage je découvre une série de dessins qui semblent tout droit arrachés d’un livre d’art. Je les mets de côté pour peut-être un jour les encadrer. Il y a de jolies esquisses et quelques lithographies de personnages un peu ridicules.
Quelques mois après cet inventaire je redécouvrais les lithographies que j’avais mises de côté et je décidais de les mettre sous cadre. Les vieilles gravures qui ornaient les murs de la maison ne me plaisaient plus. Je les avais trop vues. J’ai donc ressorti mon matériel d’encadrement et passé quelques heures à encadrer celles qui me plaisaient le plus. L’ensemble, une fois installé me satisfit pleinement. Les années passèrent, les petits enfants grandirent sans me demander mon avis. Ma petite fille Amandine qui faisait des études dans la restauration d’œuvres d’art à l’école du Louvre vint un jour me rendre visite. Visite exceptionnelle car ni moi ni mon village perdu dans la campagne n’offrions d’intérêt évident pour une jeune étudiante en arts. Après les échanges de politesse habituels et des nouvelles concernant sa sœur et ses parents nous prîmes une tasse de thé dans le salon. Je lui fis remarquer le remplacement des anciennes gravures par les nouvelles. Elle les examina attentivement et me demanda une loupe. Elle décrocha une ou deux lithographies et s’approcha de la fenêtre pour mieux les examiner à la loupe.
- Papy, tu sais qui a exécuté ces lithos ?
- Non ma chérie. Tu as une idée ?
- Oui, une idée très précise : ce sont des lithos de Paul Gavarni un graveur célèbre du XIXème siècle. Tu as autre chose de lui ?
Je lui ai alors sorti les dessins que je n’avais pas encadrés.
- Si tu vends ces dessins, tu seras plus riche que tu n’es papy.
- Plus riche ne m’intéresse pas.
Je lui proposais alors de garder ces dessins et de les vendre pour payer ses études. Je décidai de garder mes cadres.
- Tu gardes ça pour toi ma chérie, ne vas pas créer d’histoires avec ta sœur. Tu sais, les héritages sont des sources de conflits mortels.
- Merci papy à la prochaine.
Hyppolite Chlorate - Histoire pour Amandine
Cela fait trois jours que je n’ai pas mangé et que je marche. Lorsque nous sommes partis nous promener mon maître et moi il faisait déjà froid. Il m’a dit : « prenons la voiture et allons marcher en forêt, nous sentirons moins le froid ». J’ai approuvé car j’aime bien les ballades en forêt. Il y a plein d’odeurs à découvrir, plein de traces à suivre. En roulant il m’expliquait : « tu vois Balthazar, les sports d’hiver ce n’est pas pour toi. L’agence de location nous a bien dit : pas d’animaux, ni chien ni chat. Donc cette année on part sans toi bien que cela nous fasse de la peine parce qu’on t’aime bien tu sais ». Je ne comprenais pas pourquoi il me racontait tout ça. D’habitude quand on part en ballade il sifflote et ne dit rien. Je trouvais que l’on roulait longtemps. Je ne reconnaissais plus les paysages habituels. Nous nous sommes enfin arrêtés dans une belle forêt de hêtres et de chênes. Une fois descendu de voiture je suis parti renifler tout autour puis je suis parti courir pour me dégourdir les pattes. C’est en revenant de ma course qui m’avait fait découvrir une belle trace de lièvre que j’ai constaté que la voiture était partie. Je ne me suis pourtant pas trompé d’endroit. Je connais bien le dessin des pneus de notre voiture et les traces sur le sol pas encore gelé étaient bien celles que je connaissais. J’ai attendu un long moment en me disant qu’il était parti sans réfléchir et que s’apercevant de son oubli il allait bientôt revenir me chercher. Quand la nuit est arrivée j’ai eu un coup de cafard. Il ne m’aurait pas abandonné en forêt quand même ? J’ai cherché un abri sous des fougères sèches et j’ai essayé de dormir. Il faisait froid et j’avais faim. Quand le jour s’est levé je suis sorti de mon abri et j’ai repris la piste que j’avais suivie la veille dans l’espoir de trouver le lièvre dont j’avais suivi la trace. Rien en vue, les animaux de la forêt devaient se tenir bien au chaud dans leur terrier. La vérité commençait à se faire plus claire dans mon esprit. Mon maître m’avait abandonné. Plus que déçu, j’étais mortifié. Je n’étais pourtant pas bien encombrant, j’obéissais à tous ses ordres et lui démontrais mon affection sans barguigner, bon d’accord, un peu trop parfois. En rapport avec ma taille je mangeais peu et je n’étais pas difficile. J’avais entendu mon maître dire que j’étais un basset artésien ce qui me semblait plus class que fox terrier ou loulou de Poméranie. Ce qui est sur c’est que je sais chasser mais ce matin je ne trouvais rien pour exercer mes talents. Je suis parti au petit trot en suivant les traces de la voiture en me disant que mon maître avait peut-être eu un accident. Je commençais à m’en vouloir d’avoir pu penser qu’il m’avait abandonné. Les heures et les kilomètres ont passé sans que je rencontre quelqu’un. En sortant de la forêt je suis arrivé sur une route : continuer à droite, à gauche ? Instinctivement je suis parti à droite, advienne que pourra. Je me suis arrêté à la barrière d’une première maison rencontrée. Personne dans la cour, un visage aperçu derrière une fenêtre que ma présence semblait déranger. Manifestement pas de collègue dans cette maison. J’avais de plus en plus faim. J’ai poursuivi ma route. A la deuxième maison un doberman m’a fait comprendre que ma présence lui déplaisait. Courtoisement je n’ai pas insisté. J’ai donc poursuivi ma route de maison en maison, toujours aucune occasion de me restaurer. Soit on me chassait, soit on m’ignorait. Par contre, pour me désaltérer je ne rencontrais aucune difficulté, maigre consolation. Le soir venu j’ai trouvé une vielle grange ou me reposer et essayer de dormir. Le lendemain fut à l’image de la veille, aucun accueil chaleureux et toujours rien à manger. Les poubelles sur les trottoirs étaient vides ou remplies de détritus immangeables. J’ai failli me faire écraser plusieurs fois par des voitures imprudentes. Je me sentais de plus en plus faible et le trot ou la course m’étaient devenues impossibles. Je n’espérais plus qu’en la chance. Mais existe-t-elle pour nous les chiens ? Je marchais comme un automate. J’ai fini par dormir, épuisé à l’entrée d’un bois ou les fougères furent à nouveau mon seul abri. J’ai eu du mal à émerger d’un sommeil comateux le lendemain matin. Je me suis dit que là il fallait trouver à manger faute de quoi je n’aurais plus qu’à me coucher et mourir de faim et de froid. J’ai quand même eu la force de partir, tout doucement. Il n’y avait plus de maison le long de cette route de forêt mais je n’avais pas le courage de faire demi-tour. La neige s’est mise à tomber, mollement heureusement. Au bout de quelques centaines de mètres j’ai enfin trouvé une maison habitée car de la fumée s’échappait de la cheminée. Par la fenêtre éclairée je voyais un arbre de Noel comme j’en avais déjà vu chez mon maître. La barrière était ouverte. Je suis entré avec précaution mais aucune odeur de collègue hargneux n’était là pour m’arrêter. Je me suis assis assez loin devant la porte. J’attendais un miracle qui seul maintenant pouvait me sauver. La porte s’est ouverte et deux enfants sont sortis pour jouer dans la neige qui commençait à tomber assez dru. Quand ils m’ont vu ils se sont arrêtés et sans crainte sont venus me caresser. Geste sympathique mais loin de satisfaire mes attentes.
- Maman, viens voir il y a un chien dans la cour. Il a l’air gentil !!!
La mère puis le père sont sortis à leur tour. Ils ont bien vu que je ne représentais aucun danger. Je tremblais de froid et de faim. Le père des enfants s’est approché et m’a regardé dans les yeux. Il avait un regard chaud et doux. Il a tâté mon collier et a trouvé mon nom gravé sur la petite plaque en laiton rivetée sur le cuir.
- Il s’appelle Balthazar !!
Il m’a pris dans ses bras et nous sommes tous rentrés dans la maison. Que vous raconter de plus ? C’était Noel et je venais de trouver un nouveau foyer.
Récit de cette aventure retranscrit par Hyppolite Chlorate
J’aime les beaux tapis. Quoi de plus accueillant dans une maison qu’un beau tapis de laine à points noués à la main ? J’en achète rarement mais je les choisis toujours en harmonie avec le lieu, l’ameublement auxquels je le destine. Mon seul problème est l’entretien. Bien qu’un tapis de qualité ne soit pas fragile il faut l’entretenir. Passer l’aspirateur ne suffit pas. Il faut le battre donc le sortir, l’étendre sur un fil solide ou un chevalet spécial et le battre vigoureusement. Il faut se méfier des produits miracles pour enlever les taches. Le résultat est souvent décevant. Souvent pendant mon achat, je discute avec le vendeur pour apprendre le petit truc génial me permettant d’entretenir mes tapis sans fatigue. Tout ce que j’ai entendu jusqu’à présent m’a été de peu de secours. Sauf lors de mon dernier achat. C’est est un Beloutch tissé en Iran et venant d’Afghanistan. Ses dimensions sont modestes mais il s’intègre bien dans ma chambre. Et le vendeur m’a garanti qu’il était autonettoyant. J’ai d’abord cru qu’il plaisantait mais le connaissant bien j’ai fini par accorder un peu de crédit à ses dires. D’autant plus que le prix était dissuasif. Le double du prix habituel pour ce modèle de tapis. A ce prix là ce n’était pas un argument commercial trompeur. J’essayais d’en savoir plus avant de me décider. En avait-il vendu beaucoup ? Quel retour des clients ? Peine perdue, c’était le seul tapis autonettoyant qu’il avait à vendre. Par contre l’histoire de ce tapis faisait rêver. Il avait appartenu à un chef de guerre Afghan dont le harem avait été célèbre dans sa région. Mon vendeur, intarissable sur le sujet m’inonda de noms de cousins et parents divers du propriétaire de ce tapis. Ce tapis avait été volé plusieurs fois et à chaque fois le cheik en question l’avait récupéré après des combats féroces. C’est la guerre actuelle qui l’avait poussé à vendre et son harem et ses tapis. J’aime les objets avec de belles histoires et ce sont les aventures de ce tapis qui me décidèrent. Pour respecter les traditions j’ai marchandé un peu mais avec peu de résultat. Je suis parti avec mon tapis. Comme chacun sait les tapis tissés manuellement sont assez lourds et j’ai sué pour le porter jusqu’à ma voiture.
Mon tapis est maintenant à sa place dans ma chambre. Je l’admire tous les soirs avant de me coucher. La couleur dominante est le rouge bordeaux assez foncé. Les dessins géométriques en blanc et noir sont habilement disposés. Pris par d’autres occupations j’ai vite oublié ses capacités autonettoyantes jusqu’au jour où j’ai fait tomber une tartine de beurre dessus. J’avais eu un petit creux dans la matinée et je remontais dans ma chambre chercher un mouchoir en tenant la tartine dans la main droite. En tournant au pied du lit ma main a heurté le bois du lit et bien entendu la tartine m’a échappé et s’est écrasée sur le tapis, côté beurre bien entendu. Avant que j’aie réalisé ce qui se passait j’ai vu ma tartine se dissoudre puis disparaître en quelques secondes, comme engloutie par le tapis. Je suis resté tout bête d’abord puis effrayé ensuite par cet exploit incompréhensible. J’ai d’abord cru avoir rêvé puis l’évidence a pris le dessus ; Mon tapis Beloutch a effectivement bouffé ma tartine. Je l’ai retourné : rien dessous. Peut-être une petite excroissance à l’endroit où la tartine était tombée. Je suis redescendu à la cuisine me faire une autre tartine et je me suis assis pour réfléchir à cette disparition magique de ma tartine. J’ai pris dans la boîte aux bricoles de la cuisine un vieux stylobille et je suis remonté dans ma chambre. J’ai laissé tomber le stylo. Rien. Après quelques secondes je l’ai repris. Cela ne m’avait rien appris. Le téléphone a sonné, je suis allé répondre et d’autres tâches sont venues m’occuper l’esprit et les mains. Le soir j’ai eu peur de fouler mon tapis avant de me coucher. J’ai abordé le lit par l’autre côté et cette histoire de tartine a commencé à m’obséder. J’ai mal dormi mais quand même pris conscience au réveil que pendant des semaines j’avais marché sur mon tapis sans qu’il m’arrive rien. Je me suis levé et j’ai foulé mon tapis sans hésitation.
Toute la journée suivante j’ai ruminé le problème du tapis glouton. J’ai posé un morceau de sucre sur le tapis : rien. J’ai étendu une serviette de toilette : rien. J’ai renversé une demi-bouteille d’encre Waterman dont je ne me sers plus : pfuit !! la tache d’encre disparue. Mon tapis ne supporte pas ce qui tache. C’est bien ce que m’avait dit le vendeur. Je suis retourné le voir et je lui ai fait part de ma satisfaction. Quand je l’ai quitté il m’a dit en sourient : « et vous n’avez pas encore rien vu. »
Les semaines ont passé et j’ai fini par m’habituer à ce tapis qui ne supporte aucune souillure. C’est vraiment très pratique et le prix que j’avais payé m’a semblé très justifié.
J’ai quand même voulu voir jusqu’où allaient ses pouvoirs de nettoyage. J’ai laissé tomber une côte de porc : engloutie en quelques secondes. C’en est presque effrayant. Et avec un gigot ça donne quoi ? Pareil, volatilisé le gigot. J’ai arrêté mes essais et j’ai tout fait pour oublier ce tapis. Je me suis mis à voyager : l’Espagne et ses magnifiques cathédrales, l’Irlande, ses pubs et ses landes de tourbe, les châteaux écossais. Je profitais de ces voyages pour glaner des informations nécessaires à mon nouveau roman que j’avais du mal à démarrer. J’ai rencontré des gens extraordinaires et eu des conversations enrichissantes. J’ai fini par reléguer dans un coin de ma mémoire ce fameux tapis. Je suis alors rentré chez moi, fatigué des voyages et prêt à écrire mon roman.
J’avais à cette époque une maîtresse très mignonne dont les charmes m’avaient enchanté jusqu’au moment où la teneur de sa conversation avait commencé à m’agacer. Agacer est un euphémisme. En réalité je la supportais de moins en moins. Sans relâche elle me parlait mariage, état que je ne tenais pas à retrouver. Il était plus que temps de mettre fin à une relation trop envahissante à mon goût. Lors d’une soirée ou le champagne m’avait permis de supporter ses propos insignifiants sans m’énerver nous avons poursuivi l’échange dans mon lit. Une fois les choses essentielles terminées j’ai un peu brutalement, je le reconnais, poussé ma compagne vers le bord du lit et elle s’est effondrée sur le tapis.
Il est vraiment autonettoyant ce tapis, vraiment.
Hyppolite Chlorate
Dans la vie il est important de se poser les bonnes questions : Par exemple sur l’expansion de l’univers, l’avenir écologique de la planète, la vitesse de la lumière, le temps qu’il va faire demain et si j’ai assez de pain à la maison avant de rentrer parce que là, je passe juste devant le boulanger. Mais passons à une question existentielle. En roulant hier vers une ville voisine ou la période des soldes n’était pas close pour m’acheter un pyjama en pilou ou en soie, je ne suis pas encore décidé j’ai remarqué des taupinières dans les champs. Plein de taupinières. Mettant aussitôt ma petite machine à générer des pensées en marche j’en ai déduit que la population des taupes se portait bien et cela m’a réjouit, vous aussi j’espère. Mais depuis cet instant une question me taraude : Quand une taupe meurt on l’enterre ou ? Et plus subtilement que veut dire l’enterrement d’une taupe quand sa vie se passe entièrement sous terre. Vous pouvez me le dire ? Sa dernière taupinière est transformée en mausolée ? Elle est incinérée, mais comment et par qui ? C’est énorme cette question non ?
Autre question sur le même sujet : on dit une taupe que ce soit mâle ou femelle. Imaginez mon embarras lors d’une rencontre avec une taupe. Dois-je dire :
- Bonjour Monsieur le taupe
Ou je dis :
- Bonjour madame la taupe
Personne n’a pu me dire jusqu’à aujourd’hui quelle était la bonne formule. Et personne non plus pour me donner le moyen de différencier mâle et femelle.
- Troisième question et ce sera la dernière : Comment la famille est avertie de la mort du ou de la taupe ? Elle meure toute seule sans accompagnement ? Sans un parent, un ami pour lui tenir la main pendant ses derniers instants ? Pas d’ONG se préoccupent de cette solitude affligeante ? Pas de prêtre pour lui donner l’absolution et lui pardonner tous ses péchés ?
Vous voyez que mon grand âge ne m’empêche pas de me poser les questions qui comptent et font de l’homme que je suis, sans me vanter, un exemple pour les générations à venir.
Demain, nous parlerons du cloporte dont l’extinction est prévue dans peu de temps par les scientifiques les plus sérieux.
Professeur Chlorate
Il faut toujours se méfier des achats compulsifs en brocante ou en salle des ventes. Je viens d’en faire l’expérience. Non pas que mon achat m’aie déçu, non, mais il m’a beaucoup surpris et mis dans des situations inconfortables.
J’aime fréquenter les salles des ventes. J’y prends plus de plaisir que je n’en prendrais dans un casino si je fréquentais ce genre d’endroit. Mon plaisir se déroule en plusieurs étapes.
Etape 1 : Découverte et épluchage du catalogue, moment délicieux. On surligne les articles intéressants, on phantasme sur des articles qu’on n’achètera jamais. Je pense à un appareil photo, le Compass de Jaeger LeCoultre, un appareil photo miniature qui est un chef d’œuvre de précision et de complexité. Son prix n’est pas à la porte de ma bourse. Parfois je ne cherche rien de particulier. J’attends le coup de cœur pour l’objet dont j’ai rêvé un jour ou l’autre, il y a parfois bien longtemps. Je me souviens de l’écritoire de marine qui fait le beau sur mon bureau dont j’avais longtemps désiré. Ou bien la chambre photographique de voyage en acajou. Deux objets qui m’ont séduit et que j’ai achetés avec un plaisir intense. Mais ce ne sont pas les seuls. Je pourrais en citer une dizaine d’autres.
Etape 2 : le voyage car la salle des ventes n’est pas toujours à proximité. Par exemple pour aller à Chartres depuis notre campagne profonde cela nécessite une organisation et un timing sans faille. Nous devons donc nous lever tôt, organiser la répartition territoriale de nos chats et leur confort pendant notre absence. 7h33 départ depuis notre petit village du fin fond de l’Orne. Une route bien connue et sans incident notable. Arrivée au parking de la cathédrale à 10 heures mais entrée dans la salle de vente à 10h10 : Premier lot déjà adjugé et celui que j’avais repéré déjà parti. Conclusion, la prochaine fois partir à 7 heures.
Etape 3 : Après le catalogue d’où je tire un extrait pour bien suivre la vente il y a la vente elle-même. Plus le moment où va apparaître le premier objet de la liste s’approche plus les battements de mon cœur s’accélèrent. Le numéro attendu est annoncé et rapidement décrit. Prix de départ, parfait, pas trop élevé. Une, puis 2 enchères, j’attends de savoir combien il a d’enchérisseurs. Les enchères montent et le nombre d’enchérisseurs diminue et le prix est toujours en-dessous de mon plafond. Je me décide et lève la main. Le commissaire priseur m’a vu, le prix monte, bientôt nous ne sommes plus que 2 à enchérir. L’adversaire lâche prise, une foi deux fois, adjugé. Je lève mon étiquette avec mon numéro. Ouf, j’ai gagné. Mon épouse me glisse sournoisement : Tu n’avais pas prévu de monter aussi haut ? Tu as raison ma chérie mais je ne pouvais pas laisser passer ce lot, et puis l’écart n’est pas énorme. Tu as 20% de frais en plus. Ouais…. Le lot suivant m’échappe, je me venge sur le troisième lot. La vente se termine, il reste à payer et faire la queue pour emporter mes lots.
Etape 4 : le retour et l’examen des achats. Moment crucial car parfois il y a une mauvaise découverte mais parfois aussi une bonne surprise.
Pour le cas qui nous intéresse ce fut une surprise, et même une grande surprise. J’étais parti seul ce samedi là vers une grande ville du Cotentin dont les ventes sont bien connues des amateurs. Souvent pour des livres de collection, parfois pour des ventes après décès. J’y étais allé pour trouver une édition rare des Mémoires de Casanova. L’édition en question m’échappa et frustré de cet échec je ressentis le besoin irrépressible d’enchérir sur quelque chose, n’importe quoi à la limite. J’ai donc enchéri sur une paire de bottes. Attention pas n’importe quelles bottes. Des bottes de postillon du XVIIème siècle. Je suis rentré à la maison peu fier de mon achat. L’euphorie de la vente était passée. Mon épouse, toujours aussi encourageante me dit : Que vas-tu faire de ces bottes ? Bonne question amour de ma vie que j’aime.. Un porte-parapluie ? Un vase pour des fleurs artificielles sur ma tombe peut-être ?
Vous devinez que mon humeur n’était pas joyeuse.
Je portais donc ces fameuses bottes au grenier. Qu’elles étaient lourdes. Certainement pas faites pour marcher. En me renseignant en divers endroits dont le musée de la poste je découvris que ces bottes étonnantes servaient à protéger les mollets et les genoux des postillons contre les chocs du timon des voitures qu’ils convoyaient. La semelle en bois ou en cuir était fixée à l’empeigne par des chevilles. Elle était incurvée pour retenir
l’étrier sur lequel elle prenait appui. Ces énormes chaussures sont entrées
dans la légende sous le nom de bottes de « sept lieues ». En effet, à l’origine, les relais étaient distants en moyenne de sept lieues. Le chat botté pouvait donc sauter d’un relais à l’autre, ce qui, on en convient, n’était pas une mince performance !
Ces bottes preuve irréfutable que les achats compulsifs peuvent faire des ravages dans un couple sont restées longtemps au grenier sans que je m’y intéresse. J’essayais de les oublier, tout simplement. Et puis un jour je les ai ressorties pour réfléchir à nouveau sur leur possible usage. C’était un mardi après-midi, jour de sortie de mon épouse. Cela me protégeait des remarques acides qui m’auraient pas manqué de me rappeler l’erreur de mon achat comme à chaque fois. J’ai donc descendu ces bottes de postillon et par curiosité je les ai enfilées après avoir vérifié qu’aucune araignée n’était dedans.
Je n’ai fait qu’un pas qui m’a transporté de l’autre côté de la route à plus de cinquante mètres.
Vous pouvez maintenant m’appeler le Chat Botté.
Norbert Iconos était un aimable retraité, bien tranquille vivant heureux dans une maison bien tranquille également. Norbert était resté bel homme sans l’embonpoint habituel des hommes de son âge, le cheveu blanc mais bien fourni et aucune infirmité de l’âge ne l’avait encore touché. Sa vie se partageait entre son jardin, ses chats et sa collection d’éditions rares des œuvres de madame de Sévigné, madame de Lafayette et Ninon de Lenclos dont il prenait un soin jaloux. Je crois savoir qu’il cherchait à travers leurs écrits les preuves d’une relation plus intime que celle signalée par les historiens et biographes. Il courait les salles des ventes dès qu’un écrit intéressant était signalé. Les années s’écoulaient sans évènement plus marquant que le décès d’un voisin ou d’un ami. Un évènement pourtant banal est venu bouleversé sa vie tranquille.
Son voisin le plus proche, Georges, a vendu sa maison. Dit comme ça on ne voit pas trop d’où peut venir un problème, c’est vrai mais un peu de patience. Son voisin est un provincial-parisien. Cela signifie qu’il réside habituellement dans la région parisienne et qu’il possède dans le village de Norbert une autre demeure. La maison dont je parle était celle de sa femme, morte il y a déjà quelques années et que manifestement il ne regrette pas. Il faut dire que la Thérèse était un peu beaucoup crampon. Il ne vient ici que quelques fois par an et une partie de l’été. Donc sentant sa mort prochaine il fit venir ses enfants et leur parla sans témoin. Désolé j’ai confondu avec la fable de la Fontaine qui m’est venue spontanément à l’esprit. Donc sentant sa mort prochaine il a décidé de vendre cette maison qui le harcelait avec son champ à faucher et la haie à tondre. Il a un fils qui ne s’est jamais intéressé vraiment à cette maison et qui la préfère transformée en bons billets de banque qui ne demandent aucun entretien ni annuel ni journalier.
Cette maison voisine a donc été vendue assez rapidement. Georges a invité Norbert à célébrer cet évènement par un apéritif whisky-Coca et cacahuètes. Voilà au moins une chose à laquelle il échappera dorénavant car Norbert déteste le mauvais whisky et le coca.
Manifestement le nouveau propriétaire que Norbert n’avais qu’aperçu jusque là avait d’autres goûts que son voisin. Les artisans se sont succédé à un rythme implacable et la maison a été complètement transformée. Norbert a craint le pire mais rien n’est venu bouleverser son train-train quotidien ni empiéter sur sa propriété.
Il y a donc un mois le nouveau propriétaire est venu emménager. C’est là que l’aventure de Norbert commence. Jusque là je ne vous ai décrit que le cadre à grands traits. La suite sera plus intéressante, enfin je crois.
J’ai oublié de vous dire que Norbert était marié. Cela va prendre une certaine importance dans l’avancement de mon récit. Son épouse jouait son rôle d’épouse avec application, économie, parcimonie même, sans enthousiasme particulier mais sans enfreindre les lois tacites que Norbert avait imposées : Tu mènes ta vie comme tu l’entends et j’en fais de même de mon côté. La fidélité faisait quand même partie de l’accord et était respectée d’un côté comme de l’autre. Ils avaient tous deux découvert les lois d’une vie sans conflit, on ne peut que les en féliciter.
J’aurais du vous dire que la propriétaire était arrivée il y a un mois.
Comme prévu, en femme au fait des usages la voisine est venue se présenter à Norbert et son épouse. Je vous passe les propos échangés qui n’ont pas dépassé le niveau du savoir-vivre habituel. Elle leur a expliqué que son retour à la campagne était aussi un retour sur son enfance car elle y avait vécu jusque vers l’âge de 10 ans. Ils ont échangé quelques uns de ces souvenirs qui se sont révélés très proches sur bien des points.
Norbert n’avait qu’une crainte à propos de cette nouvelle voisine : qu’elle étende son territoire jusqu’à empiéter sur le sien. Ce ne fut pas le cas. La voisine était discrète. Elle passait beaucoup de temps dans son jardin derrière la maison, loin des regards de Norbert. Quand elle partait en voiture s’approvisionner en ville on entendait à peine le bruit du moteur. Après quelques temps cette discrétion devint quand même trop discrète. Malgré lui Norbert aurait aimé en savoir plus sur cette voisine. Il s’était bien sur fait une idée de son physique. Elle était aussi grande que lui, brune avec des yeux très noirs et Norbert estimait son âge entre cinquante et soixante ans. Elle avait de belles jambes, ce que Norbert avait pu voir le jour ou il l’avait rencontrée dans les allées du supermarché.
De ce jour là une petite mécanique insidieuse s’est mise en route dans le cerveau de Norbert. Il lui donna le prénom de Ninon quand elle occupait ses rêves et cela arriva de plus en plus souvent. Il imagina une relation tout d’abord très platonique : découverte de goûts communs, complicité de plus en plus vive. Il vit rapidement en sa voisine la réalisation de ses rêves les plus fous que son épouse ne pouvait combler.
La voisine, appelons la Ninon puisque c’est le nom que Norbert lui a donné, ne venait jamais demander un dépannage de sel, pain ou œuf comme il est de coutume entre voisins. Les prétextes à rencontres et échanges étaient donc nuls jusqu’au jour où. C’était un mardi après-midi. Coïncidence bien aimable, c’est le mardi après-midi que l’épouse de Norbert va rejoindre ses amis pour une marche sur les sentiers de randonnée de la région. Ces après-midi pédestres permettent à l’épouse de Norbert de satisfaire son besoin d’échanges, de papotages divers, que son mari peu bavard se refusait à satisfaire.
Cet après-midi là Ninon vint frapper à la porte de Norbert qui en bafouilla de surprise. Ninon s’excusa de le déranger mais avec un tel sourire que Norbert comprit que la belle avait surpris son émoi.
- Dites-moi, voisin, savez-vous s’il y a un puits dans ma maison ? J’aimerais bien pouvoir arroser mes légumes sans me ruiner en factures d’eau.
- Je crois chère voisine qu’il y en a un mais votre prédécesseur n’a jamais voulu installer de pompe car il ne cultivait rien ici. Son jardin dans la région parisienne lui suffisait. Je crois savoir ou se trouve ce puits, il me l’avait montré.
Les voilà partis dans le jardin de la maison et au pied du mur Nord une petite dalle en béton fut mise à nu. Norbert indique à sa voisine le nom de l’entrepreneur qui pourrait construire le puits et installer la pompe nécessaire. En remerciement Norbert fut invité à boire le thé ce qu’il accepta sans manière. La conversation s’engagea d’abord sur un terrain sans risque : les habitants du village, les coutumes locales qui faisaient de ce village un musée de la paysannerie des années 50 : le repas aux tripes de la société de pèche, le comice agricole et les vœux du maire tous les ans au mois de janvier. La conversation dériva rapidement sur les goûts littéraires et musicaux. Norbert qui n’était guère mélomane mais qui avait une bonne mémoire soutint la discussion en citant Glen Gould et Sviatoslav Richer, son amour de Mozart et à tout hasard Arnold Schönberg et Pierre Boulez pour avoir l’ai moderne. Heureusement Ninon n’était pas fan de cette musique mais fut impressionnée par les connaissances de Norbert. Ne voulant pas être en reste elle se mit au piano et lui joua son morceau préféré des variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. Là notre Norbert fut subjugué, envouté et tellement ému qu’il repartit en ayant pratiquement perdu la parole. Ninon le vit partie un sourire attendri et un peu moqueur aux lèvres.
Le mardi suivant Norbert vint demander à sa voisine des nouvelles de son puits. Nouvelles qu’il connaissait fort bien car il avait eu l’entrepreneur sollicité au téléphone. Mais un bon prétexte de visite reste un bon prétexte. Comme le mardi précédent la conversation reprit sur les goûts de chacun. Norbert osa parler de ses livres précieux sur ses trois héroïnes du XVIIème siècle. Ninon fut impressionnée mais moins que d’apprendre que Norbert s’adonnait également à la couture. Elle vint chez lui admirer les diverses machines à coudre de Norbert et les différents ouvrages réalisés par celui-ci. Elle avoua n’avoir aucun don pour la couture et s’en désolait.
De mardi en mardi les échanges se poursuivirent sans jamais dériver du ton de la bonne compagnie même si chacun sentait que leurs échanges prenaient un ton parfois très intime. Norbert ne s’étonna pas de constater que leurs échanges n’avaient vraiment lieu que le mardi, il y trouvait trop d’avantages. S’il arrivait qu’ils se rencontrent un autre jour le ton restait distant bien que courtois. La nuit son esprit commençait à s’égarer dangereusement et les projets les plus fous faisaient la sarabande dans sa tête. Vous en devinez le contenu.
Ce contenu trouva un mardi matière à se concrétiser. Ninon vint lui demander de faire un ourlet de pantalon qu’elle avait acheté et qui, s’il lui allait bien à la taille, était un peu trop long. Elle n’aimait pas faire des revers. Ensemble ils choisirent le fil qui conviendrait dans la collection de bobines de Norbert et ils allèrent chez elle pour ajuster la longueur des jambes du pantalon.
Ninon choisit d’abord la paire de chaussures qu’elle mettrait avec ce pantalon afin de prendre en compte la hauteur du talon. Norbert s’attendait à ce qu’elle s’isole dans la salle de bain pour enlever le pantalon qu’elle portait ce jour-là et enfiler le pantalon neuf mais non. Elle fit descendre le pantalon puis s’assit sur le canapé pour finir de l’enlever en disant à Norbert :
- Entre voisins on ne va pas faire de manière n’est-ce pas Norbert ?
La vision de la petite culotte de Ninon enflamma notre pauvre Norbert. Ce fut encore pire quand Ninon monta sur la table du salon pour que Norbert soit plus à l’aise pour ourler le tissu. Le tissu doit se replier vers l’intérieur de la jambe avant d’être fixé par une épingle de couturière. Pour ce faire il faut glisser sa main sous le pantalon, frôler la jambe et remonter le tissu. Les yeux, la bouche et le nez de Norbert étaient au niveau du pubis de la belle Ninon qui jouait l’indifférente. Norbert suffoquait presque mais réussit à épingler le tissus sans blesser sa belle voisine.
Ce mardi après-midi déclencha dans l’esprit de Norbert une tempête érotique et dévastatrice. Il passa une semaine tourmentée à se demander si son serment de fidélité n’allait pas être victime d’un geste meurtrier.
Il passait en revue tout ce qui le rapprochait de Ninon et tout ce qui le séparait de son épouse qui lui apparaissait maintenant comme une femme de ménage sans attrait. Il en était honteux mais revenait toujours aux charmes de Ninon. Il comprit aussi enfin que la manœuvre de Ninon avait été bien organisée et que les conséquences de son geste ne lui avaient pas échappé.
Le mardi suivant quand il sonna pour apporter le pantalon source de ses tourments, Norbert était bien décidé à vérifier son hypothèse. Quand Ninon monta sur la table du salon en se tortillant pour ajuster le pantalon Norbert se redressa, prit Ninon par la taille et entreprit un baiser qui ne fut pas refusé, bien au contraire. La suite se déroula sur le canapé qui n’avait pas vu pareil chahut depuis longtemps.
La soirée de Norbert avec son épouse fut particulièrement silencieuse. Madame ne s’en formalisa pas habituée qu’elle était au mutisme de son mari. Norbert s’attendait à entendre une remarque perfide, une question pleine de sous-entendus, mais rien ne vint troubler ses rêveries.
Les deux mardi suivants se passèrent sans rencontre torride entre Norbert et Ninon. Ils s’évitaient. Mais cela ne pouvait durer indéfiniment. Un autre mardi vit les résolutions de chaste voisinage s’envoler et le canapé de Ninon subit à nouveau quelques outrages.
Norbert réalisa alors que cette situation ne pouvait s’éterniser. Il fallait trouver une solution. Le divorce ? Il posait plus de problèmes qu’il n’en résolvait. Continuer ce partage entre l’épouse bonne ménagère et la maîtresse, c’était bon au théâtre mais dans la réalité cela finirait forcément par un drame.
Le meurtre ? Les faits divers montrent que le meurtrier passionnel est toujours rattrapé par la justice à moins qu’il se suicide. Le suicide ? Norbert n’y pensait pas, pour lui en tout cas. Les nuits passaient et le problème restait entier. Norbert repris la lecture des romans d’Agatha Christie pour trouver le poison indétectable qui aurait pu lui apporter une solution efficace. Aucun des poisons cités ne se trouvaient en vente sur le web. Là aussi il chercha le produit miracle, sans résultat jusqu’à ce qu’une idée précise et tortueuse lui vint à l’esprit. Son épouse avait une peur panique des serpents. Que se passerait-il si un soir, au moment de se mettre au lit elle découvrait une vipère dans son lit ? Crise cardiaque peut-être ? suivie d’un SAMU occupé ailleurs et arrivant trop tard ? Le projet prenait forme. Norbert, se satisfaisait de voir sa responsabilité nettement atténuée par le fait que ce n’était pas lui l’assassin mais la vipère.
Un mardi en fin d’après-midi alors que Norbert avait pris sa résolution et n’attendait plus que l’occasion de trouver une vipère son épouse rentra toute guillerette.
- Norbert j’ai une grande et importante nouvelle à t’annoncer. Tu ne seras pas surpris. J’ai trouvé l’homme de ma vie riche et bavard, ce que tu ne seras jamais et nous allons divorcer pour que je puisse l’épouser. De la sorte tu pourras en faire autant avec ta chère voisine que tu apprécies tant.
- Mais ma chérie…
- Non, Norbert ne proteste pas. Cette solution me semble la plus sage pour nous deux.
Norbert alla se coucher, soulagé de ne pas avoir à accomplir son forfait et vexé de constater que son épouse n’avait pas été dupe et avait mené l’affaire de main de maître.
Le lendemain il découvrit un panneau : maison à vendre sur la barrière de la voisine.
Chienne de vie……
- Bonjour Monsieur
- Bonjour Madame
La petite dame qui venait de me saluer ainsi sortait tout droit d’une photo sépia du siècle dernier, au moins. Vêtue d’une petite robe noire à fleurs d’un rose si pale qu’on les croyait blanches, d’un gilet noir à boutons de nacre avec le collier de perle dont l’absence aurait choqué elle avait le visage si peu ridé et d’un rose si délicat qu’on n’avait que l’envie de l’embrasser comme une grand-mère longtemps éloignée et oubliée. Elle me regardait d’un œil bleu innocent mais attentif à ma réponse. En personne bien élevée elle s’abstenait crânement de détailler mon bureau, le vilain papier peint qui était ma honte mais que je me refusais sans raison à changer.
- Que puis-je pour vous Madame ?
- Vous êtes bien le marchande de rêves dont j’ai vu l’annonce dans le journal ?
- Oui, madame, je fabrique des rêves et je les vends à qui en veut. Mais veuillez vous asseoir et expliquez moi quel genre de rêve vous allez me demander.
- Et bien voilà, c’est assez simple : je ne fais que des cauchemars qui ruinent mes nuits. Je ne fais jamais de rêve dont j’aimerais me souvenir au réveil. J’ai une amie qui rêve presque toutes les nuits et qui me les raconte avec des détails si précis qu’on dirait quelle les a réellement vécus. J’aimerais faire des rêves de ce genre et avoir enfin des nuits agréables qui embelliraient mes jours. Pouvez-vous réellement me faire trouver des rêves comme cela ?
- Effectivement je peux le faire mais il faut que je vous connaisse un peu, que j’aie une idée précise de votre personnalité, de votre caractère, de vos regrets et de vos envies les plus secrètes. Rassurez-vous je ne vais pas vous poser de questions indiscrètes, je veux seulement écouter ce que vous jugerez bon de me dire.
- Vous procédez comme un psychiatre si je comprends bien ?
- ON peut voir ça ainsi mais vous allez vite vous rendre compte que je procède différemment d’un psy. Un psychiatre essaiera de vous faire trouver et dire des choses profondément enfouies dans votre inconscient, des choses refoulées et qui vous perturbent inconsciemment. A moi vous n’allez me dire que les pensées qui vous rendent heureuses, qui vous font rêver, éveillée bien entendu. Quand vous jugerez que vous m’en avez assez dit vous me direz alors quel rêve vous attendez de moi.
- Je vous paie avant ou après avoir reçu mon rêve ?
- Vous me payez la moitié du prix avant le rêve et vous venez après avoir vécu votre rêve me payer l’autre moitié.
- Mais si je viens vous dire que je n’ai pas rêvé le rêve que j’ai commandé et que je refuse de payer l’autre moitié ? Ou si je ne reviens pas, tout simplement ?
- Vous pensez bien chère madame que j’ai envisagé cette éventualité. Sachez qu’un fil invisible et solide comme de l’acier vous relie à moi dès l’instant ou vous m’avez commandé un rêve. Si je n’avais pas ce moyen me reliant à mes clients, je ne ferais pas ce métier.
- Je vois. Mais ce fil ne gêne pas mes mouvements ?
- Non chère madame ce fil ne relie que votre rêve à moi. Rien d’autre.
- Quel est votre tarif ?
- Tout dépend du type de rêve que vous me demandez. Mes prix s’entendent pour une suite de 7 rêves, une semaine quoi.
Un rêve faisant revenir vous souvenirs heureux d’enfance vous coûtera 100 euro.
Un rêve de puissance coûte 200 euro
UN rêve de richesse, genre gain au loto coûte 400 euros.
Un rêve érotique, tellement demandé que parfois je refuse la commande coûte 40 euro.
Un rêve de crime parfait et impuni coûte 1000 euro.
- Vous ne vendez pas de cauchemar ?
- Non madame, les cauchemars sont tellement communs que chacun peut s’en procurer sans mon aide. Vous en êtes la preuve.
- Je vais prendre le temps de réfléchir à votre proposition et je reviendrais certainement vous voir bientôt.
- Faites comme vous le sentez. Afin de vous prouver mon pouvoir je vous offre un rêve érotique gratuitement.
- Mais je ne veux pas de rêve érotique !!!
- Trop tard, il est déjà installé dans votre tête. Vous verrez, ce n’est pas un rêve pornographique, juste délicieusement érotique. Come vous n’avez jamais fait ce genre de rêve cela vous prouvera que je ne suis pas un charlatan.
-Au revoir Monsieur.
- Au revoir chère madame, à bientôt.
Quelques jours plus tard cette charmante dame est revenue me voir.
- Monsieur, je ne vous félicite pas, mais alors pas du tout pour le rêve que vous m’avez incrusté dans le cerveau. C’était une horreur.
- A ce point là ?
- Jamais je n’aurais imaginé, seule, pareil rêve.
- Mais vous revenez me voir..
- Effectivement car si le contenu du rêve m’a profondément troublée, votre pouvoir m’a convaincu et j’aimerais vous acheter un rêve, sur un tout autre sujet bien entendu.
- Parlez-moi un peu de vous avant de me dire ce que vous attendez de moi.
- Je suis célibataire et j’ai 60 ans. Je viens juste de prendre ma retraite. J’ai travaillé toute ma vie comme secrétaire dans un ministère. J’ai tout vu, tout entendu et tout retenu si vous voyez ce que je veux dire. Ce fut malgré tout une vie terne et monotone. Je passais mes vacances au bord de la mer chez ma soeur qui elle, s’est mariée. Ma sœur et moi nous nous aimons beaucoup et nous nous entendons bien. Nous avons eu une enfance normale auprès de parents normaux dans une petite ville de province. Je ne vois rien d’intéressant à vous raconter. Je n’ai jamais voyagé et je n’ai jamais mis les pieds dans un bal ou une discothèque. Je regarde un peu la télé mais je lis beaucoup.
- Vos cauchemars vous racontent quoi ?
- Ce n’est pas difficile à raconter car ce sont presque toujours les mêmes. Je marche sur un petit chemin de basse montagne et au début tout est très beau. Les bas-côtés sont couverts de fleurs qui sentent merveilleusement bon. Il y a des papillons et j’entends le chant des oiseaux qui volent d’arbre en arbre un peu plus loin. Et quand mon regard revient sur le chemin il a complètement changé. Il est bordé d’un précipice, le ciel s’assombrit brutalement et le vent se lève. J’ai peur, très peur et je fais un faux pas qui me précipite dans le vide. Alors je me réveille en sueur et j’ai beaucoup de mal à me rendormir.
- Et c’est toujours le même cauchemar ?
- Presque toujours. Parfois ce se passe au bord d’une falaise qui surplombe la mer.
Le récit de cette petite dame me remplit d’effroi. Quoi inventer pour égayer cette vie misérable ? Le vide de sa vie générait le vide dans ma tête.
- Y a-t-il dans votre vie quotidienne des choses que vous aimez faire, qui vous distraient ?
- Je vous l’ai dit, j’aime lire et faire des bouquets de fleurs fraîches. J’en mets un peu partout dans la maison bien que cela finisse par me coûter cher.
- Vous voyez toujours votre sœur ?
- Oui, je la vois encore un peu mais moins souvent qu’avant car son mari l’a quittée et elle est inconsolable. Nos discussions deviennent pénibles car elle me transmet sa tristesse, son désarroi et les vacances deviennent insupportables avec elle. Je la vois de moins en moins mais on se téléphone souvent.
Pendant qu’elle parlait une idée germait tout doucement dans ma tête et pensant à sa vie au ministère.
- Chère madame nous allons faire un essai. Je vois un rêve qui devrait vous plaire. Je ne vous dis pas le sujet mais faites-moi confiance, vous ne serez pas déçue. Je vous le propose pour 100 euro, est-ce que cela vous convient ?
- C’est d’accord, voici l’acompte de 50 euro.
- Merci madame et à bientôt.
Je vis partir cette charmante mais malheureuse vieille dame avec soulagement. Un nouveau client m’attendait dans le petit salon de réception. Un client dont l’allure ne présageait pas sa visite : C’était un homme taillé en force, le cheveu tondu presque à raz, manifestement plus à l’aise dans un atelier de chaudronnerie que dans un salon. Le regard méfiant de deux petitts yeux me fixait presque avec hostilité.
- C’est vous l’homme qui vend des rêves ?
- Oui monsieur, que puis-je faire pour vous ?
- D’abord me démontrer que vous n’êtes pas un charlatan principalement intéressé par mon argent.
L’homme qui se tenait devant moi était impressionnant par sa carrure, le regard perçant de deux petits yeux noirs et une tenue qui le situait sans hésiter comme travailleur manuel dans un atelier de chaudronnerie ou un atelier de mécanique. Je voyais mal ce que cet homme avait à voir avec le rêve mais s’il était venu me voir c’est que la chose l’interpellait.
- Je ne suis pas un charlatan et la personne qui est sortie devant vous pourrait vous dire qu’elle vient de passer commande d’un rêve. Mais dites-moi pourquoi vous êtes ici ?
- Je suis venu vous voir car je ne rêve jamais. Presque chaque matin au petit déjeuner ma femme et mes enfants se racontent leurs rêves et moi je n’ai jamais rien à raconter. Ca m’énerve alors je me mets en colère, je leurs crie après, ma femme se met à pleurer et je pars au travail fâché laissant toute la famille en pleur.
- Vous vous ne pleurez jamais.
- Non je ne pleure jamais et je ne fais jamais de rêve.
- Et si le premier rêve, dont je vous fais cadeau, vous faisait pleurer, me prendriez-vous pour un charlatan ?
- Non bien sur mais je me demande où est le piège.
- Il n’y a pas de piège. Si vous êtes satisfait de mes services vous reviendrez me voir et alors nous parlerons de rêves payants.
- Donc le rêve que vous me donnez n’est valable qu’une fois ?
- Évidemment, comment voulez-vous que je gagne ma vie si mes clients ne viennent me voir qu’une fois ?
Mon client réfléchi un instant et me dit d’accord.
- Avant de partir pouvez-vous me parler un peu de vous ?
- Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
- Rien de bien indiscret. Je ne vous demande pas votre nom ni votre adresse et encore moins le nom de l’usine ou vous travaillez. Dites-moi tout simplement, en partant de votre jeunesse, ce qui vous plait, ce que vous détestez, si vous avez encore vos parents, ce qui vous passe par la tête.
- Bon d’accord. J’ai quarante ans, je suis marié comme je vous l’ai dit. Mes parents sont des agriculteurs en retraite et j’ai passé ma jeunesse à travailler de bonne heure dans les champs au cul des vaches ou au poulailler. Quand j’ai eu mon certificat d’études j’ai décidé de ne pas faire la même chose que mes parents et j’ai passé un CAP de chaudronnier-soudeur. Je me disais que travailler en usine et à la ville serait moins dur que de travailler à la ferme. Je me rends compte aujourd’hui que c’était une erreur. A la ferme c’était dur mais on avait le bon air, les travaux d’hiver étaient moins pénibles et on mangeait sainement. Maintenant il est trop tard pour revenir en arrière. J’aime jouer aux cartes avec les amis et j’aime le cinéma. J’y vais au moins une fois par semaine. Ma femme aussi aime le cinéma mais bien entendu elle n’aime pas les mêmes films que moi alors on y va chacun de notre côté. C’est triste. Mes enfants ont compris à voir et entendre leur père que l’usine n’était pas le bon choix. Ils voudraient retourner à la terre et devenirs agriculteurs. Vous pensez bien que les grands-parents les encouragent, ne serait-ce que pour me faire regretter mon choix.
- Merci, ce que vous dites me suffit pour choisir le rêve que je vais vous envoyer pour la nuit prochaine.
- Mais comment vous faites ? Vous entrez dans ma tête ?
- Je ne peux rien vous dire car je ne le sais pas moi-même. Je le fais c’est tout. C’est un don inexplicable. Alors c’est d’accord, vous voulez bien essayer ?
- C’est d’accord, au revoir.
Mon futur client est parti. Je n’en ai pas eu d’autre de la journée.
Voyons un peu les rêves à expédier ce soir : Mon curé pédophile a fait des progrès, il s’intéresse maintenant aux jeunes filles, c’est déjà mieux. Je vais essayer de lui faire rêver d’une hôtesse sexuelle et là il pourra exaucer ses rêves sans problème.
Le cadre frustré qui ne rêve que d’assassiner son patron pour prendre sa place. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui envoyer pour qu’il abandonne cette obsession. Passer à la concurrence ? Pas très excitant. Gagner ao loto et racheter sa boîte, voilà un rêve qui devrait lui plaire.
Quelques jours plus tard.
- Monsieur, Monsieur, il faut que je vous raconte, j’ai rêvé des choses formidables et …
C’est ma petite dame aux cauchemars qui venait de m’interpeller en entrant sans frapper dans mon bureau.
- Calmez-vous, calmez-vous et asseyez-vous pour me raconter tout ça.
- Voilà. Dans mon rêve je n’étais plus la secrétaire du ministère mais l’assistante du ministre et je dirigeais tout.
- Comment ça tout ?
- Connaissez-vous le rôle d’une assistante de ministre ?
- Ma foi je n’en ai aucune idée.
- Un assistante gère les activités quotidiennes du ministre, ses réunions, ses voyages à l’étranger, ses rendez-vous de travail et les autres..
- Quoi les autres ?
- Bon, un ministre est aussi un homme marié avec une ou plusieurs maîtresses. Vous comprenez quel peut être le pouvoir d’une assistante ?
- Je vois très bine au contraire (vu que c’est moi qui lui avait mis dans la tête de jouer ce rôle d’assistante) mais c’est dangereux non ?
- Effectivement mais c’est là tout le plaisir.
- Donc vous êtes satisfaite du rêve que vous m’avez commandé ?
- Très satisfaite je ne me suis jamais réveillée aussi joyeuse et tonique. Voici ce que je vous dois et je vous commande la suite : des rêves de pouvoir, d’intrigues, de trahisons de…
- Je comprends. Vous prenez un contrat pour une semaine ou plus ? La semaine de rêves de pouvoir coûte 100 euros je vous le rappelle.
- J’en prends pour deux semaines, soit 200 euros, c’est bien ça ?
- C’est ça et toutes mes félicitations vous avez l’air en pleine forme. Pouvez-vous me payer en espèces ?
- C’était prévu, la monnaie en billets de banque m’est apparue comme un instrument de pouvoir étonnant.
- Euh… oui effectivement. Au revoir chère madame.
Elle m’a l’air d’avoir appris beaucoup de choses ma cliente.
Les jours passèrent sans avoir la visite d’un nouveau client. J’en profitais pour prendre quelques jours de vacance en montagne, le seul endroit ou chaque instant est pour moi un pur moment de bonheur. Pas de rêve là : des images sans cesse renouvelées, des odeurs, des sensations que la fatigue de la marche n’arrive pas à éroder, des surprises à chaque mètre du chemin et des habitants tout droit sortis d’un livre de géographie. Des gens qui savent le goût de l’effort, le goût du pain et du morceau de fromage, des gens qui savent affûter une faux ou traire une chèvre. Là-bas on ne m’a jamais demandé d’acheter un rêve. J’ai donc marché, bavardé en essayant de jamais me sentir importun, j’ai bu l’eau de la source qui coule dans l’abreuvoir en tronc de mélèze et mangé le fromage de Beaufort avec du pain frais. Ces quelques jours furent un pur bonheur. Mais il fallait rentrer et expédier mes commandes de rêves arrivés à échéance.
Le premier client qui me fit comprendre que les vacances étaient finies était l’homme quine rêvait ni ne pleurait jamais. Rien qu’à son regard je compris qu’il était complètement transformé.
- Bonjour Monsieur le marchand dit il avec un grand sourire.
- Bonjour Monsieur, quel plaisir de vous voir, comment se sont passées vos nuits de nouveau rêveur ?
- Ce furent des rêves merveilleux. J’ai revu toute mon enfance, les vaches normandes et les poules, les champs avec des fleurs qu’on ne voit plus aujourd’hui comme les coquelicots. J’ai revu mon poney, Roméo qui faisait le fou quand nous l’attelions à sa carriole. Au réveil j’ai enfin pu raconter mes rêves aux enfants et à mon épouse. Nous en avons pleuré de joie et je n’en ai éprouvé aucune honte ni colère. Merci Monsieur, vous m’avez sauvé du désespoir et vous avez sauvé ma vie de famille.
- Que puis-je pour vous maintenant ?
- Je vous achète une semaine de rêve d’aventures. Je les raconterais à mes enfants, ils adorent les aventures. C’est combien ?
- 200 euros, ça vous va ?
- Parfait, je peux vous payer en liquide ? Je travaille un peu au noir le week-end et j’ai de la monnaie.
- Pas de problème, merci beaucoup et à bientôt j’espère.
Voilà un client qui poursuivra bientôt sa quête de rêves sans mon aide.
La visite de ce monsieur m’a donné à réfléchir sur moi, ma vie, mon œuvre comme dirait Henry Ford.
En y réfléchissant je suis comme les hommes politiques : je vends du rêve mais alors qu’eux, une fois au pouvoir, ne font que décevoir leurs électeurs, je peux m’enorgueillir de tenir mes promesses et de rendre mes clients heureux.
Et maintenant, que vais-je pouvoir faire ? Peu de gens font la démarche de venir me voir et je courre le risque de voir ceux qui sont venus deviennent autonomes et rêvent sans mon aide. J’ai combien de clients ? Dix ? vingt ? Je dois réfléchir à autre chose mais je ne trouve rien. Il y a bien l’idée qui me trotte dans la tête depuis un moment et que ma morale réprouve. Si je peux leur insuffler un rêve, je dois pouvoir insuffler l’idée d’un projet ? En poussant un peu plus loin ce concept qui me fait horreur, et si leur projet s’inscrit dans mon projet ? J’en frémis rien que d’y penser. Une armée de 10 mercenaires sous mes ordres ? Non, non, c’est impossible.
Hyppolite Chlorate
Tout le monde croit que le premier animal de compagnie de l’homme est le chien. D’autres croient que c’est le chat. Désolé de mettre en doute vos certitudes mais le premier animal de compagnie de l’homme est le morpion. Ne protestez pas. Je vois aussi que ce sujet vous déplait. Le morpion fait partie des choses dont on n’aime pas parler. Et pourtant le morpion fait partie de la vie de l’humanité depuis que l’homme existe. Des archéologues en ont retrouvé sur des momies vieilles de plus de 10000 ans. Des chercheurs ont démontré que le Pithécanthrope avait des morpions et l’homme de Neandertal en avait également.
L’évolution de notre société fait que ce compagnon de toujours est aujourd’hui méprisé, pourchassé sans trève donc en voie d’extinction. Certains esprits bornés s’en réjouiront. Nous vous demandons au nom de quoi ? Quels sont vos critères ? Trop d’espèces disparaissent aujourd’hui et il suffirait de peu de chose pour que le morpion continue à nous accompagner.
Pour commencer arrêtez de vous raser le pubis : vous détruisez son habitat naturel sans aucun bénéfice pour votre santé. La nature vous a doté de poils pubiens, elle avait de bonnes raisons que les scientifiques expliquent très bien aujourd’hui. Et le morpion quoi que vous en pensiez a sa place naturelle dans ces poils pubiens. C’est un insecte œcuménique, il est indifférent à la race au sexe et à la couleur. Le morpion est fidèle et affectueux. Quand il vous a adopté il ne vous lâche plus, il s’accroche à vous avec une ténacité que peu d’autres de nos amis peuvent lui contester.
Reconnaissez que le morpion fait peu parler de lui. Il se cache dans votre slip. Sa petite taille et sa couleur proche de celle de la peau en font un compagnon discret qui peut fournir de base à un sujet de conversation autorisant les confidences intimes du genre :
- Qu’est-ce que tu fais ?
- Je me gratte j’ai des morpions. Et toi, tu as des morpions ?
- Non actuellement je n’en ai plus mais j’ai des puces.
- Oh ! la ! la ! mais c’est galère ça, faut t’en débarrasser vite fait. Je te refilerai quelques uns de mes morpions en échange.
- Ah ! c’est sympa ça.
Ne faites pas la fine bouche. Je suis sur que vous avez déjà joué au morpion en salle d’étude. Et ca ne vous gênait pas là hein ?
Et qui n’a pas chanté De profundis Morpionibus étant étudiant ou militaire?
N’est-ce pas un signe de la place essentielle du morpion dans note vie d’humains ?
Autre preuve : combien de fois j’ai entendu dans ma prime jeunesse :
- Et les morpions allez jouer ailleurs !!
Et vous voudriez bannir de votre univers le morpion à l’origine de toutes ses activités profondément ancrées dans notre subconscient ? C’est le fondement de notre culture que vous voulez assassiner.
Je lance un cri d’alarme : Sauvons le morpion avant qu’il soit trop tard.
Professeur Chlorate
L’histoire que je vais vous raconter n’est pas celle d’un passant rencontré dans la rue. J’ai rencontré cet autre passant il y a plus de vingt ans. C’était au mois d’Août, le mois des vacances et nous étions partis à l’aventure. Nous nous étions arrêtés dans un charmant village de montagne, station de ski familiale l’hiver, touristique un peu l’été, mais encore dans son jus comme on dit d’une vieille commode achetée en brocante. La route qui traversait le village était souvent occupée par une troupe de chèvres au comportement imprévisible ou des vaches dont les longues cornes dissuadaient toute injonction à déguerpir et libérer le passage. Il fallait réapprendre la patience et attende qu’on nous laisse passer. Les randonnées en forêt nous avaient fait découvrir des myrtilles énormes comparées à celles que nous connaissions et qui se transformaient le soir en confiture délicieuse. Nous étions arrivés depuis quelques jours quand nous avons appris que le 15 août était bien entendu une fête religieuse mais aussi la fête des bergers du coin. Bergers de chèvres et moutons. La patronne du petit restaurant ou nous avions pris nos habitudes nous parla avec tellement de conviction de cette fête que nous avons décidé de rester au village plutôt que de fuir comme nous en avions eu l’intention. Effectivement c’était une belle fête. La veille du 15 août les marchands ambulants ont commencé à s’installer. Les fromagers de Beaufort ont investi une grange inoccupée pour faire une démonstration de fabrication de fromage et ce parfum de fromage qui nous aurait écœurés en temps habituel, nous avait semblé délicieux. Les accordéonistes et petits groupes folkloristes ont arpenté les trois petites routes encerclant le village. C’était bon enfant et les touristes, dont nous étions, se comportaient fort civilement. Bien entendu on trouvait les vendeurs de babioles habituelles mais quelques bergers et bergères vendaient des objets artisanaux sympathiques, délicatement décorés et à des prix raisonnables. Une jeune et jolie bergère vendait des objets en cuir : bracelets, ceintures, portes-monnaies. Avec elle son chien nous regardait attentif à nos faits et gestes et son air placide ne trompait pas : gare à celui qui s’attaquerait à sa patronne. J’avais justement besoin d’une nouvelle ceinture et elle m’aida à choisir la bonne longueur. Son parfum frais et discret me chatouilla les narines pendant qu’elle me ceinturait bien pudiquement. Mon épouse qui voit tout me fit remarquer le soir venu que je n’avais pas été insensible au charme de cette jolie bergère. Mais là n’est pas mon propos. Je choisis une ceinture noire avec une boucle en argent ou du moins en métal bien argenté qui est comme neuf encore aujourd’hui. C’est en roulant la ceinture qu’elle me murmura quelque chose à l’oreille dont je me souviens encore même après tant d’années. Elle avait choisi le moment où mon épouse regardait le défilé de carrioles. J’ai payé ma ceinture et un joli porte-monnaie pour mon épouse. Les vacances se sont terminées sans souci particulier et nous sommes rentrés avec plein de photos à développer. Et oui, c’était au temps ou les photos étaient encore sur film argentique et il fallait s’adresser au photographe pour les développer. Une semaine plus tard, à peine assis dans l’auto on ouvrait la pochette contenant les photos avec un peu d’appréhension : ratées ? Pas ratées ? Lenteur, attente, petite angoisse, tout cela est terminé aujourd’hui. On déclenche sans trop réfléchir, on regarde l’écran et hop, on en refait une autre, cela ne coûte rien et ne procure aucune sensation. Je connais même des gens qui au lieu de photographier les chèvres ou la bergère se photographient eux-mêmes : on appelle ça des selfies je crois. Je n’ai toujours pas compris l’intérêt de ce type de photo. C’est sûrement un signe de vieillesse, pardon de saut de génération.
Mais revenons à mon passant de ceinture. Mon épouse pourra vous le confirmer, à chaque fois que je perdais mon passant de ceinture je paniquais. Heureusement je le retrouvais a chaque fois dans les minutes qui suivaient sous le lit ou caché derrière le pied de la table de toilette. Mais cette semaine, lundi, je l’ai perdu. Je dois vous donner quelques détails sans importance pour vous mais essentiels pour comprendre ma démarche. J’ai toujours deux pantalons en service : celui de tous les jours avec sa propre ceinture pour bricoler et un pantalon pour sortir quand j’accepte d’accompagner mon épouse ou pour un rendez-vous d’ordre médical. Ma belle ceinture des Alpes ne sert que pour les pantalons un peu chics. J’avais donné mon pantalon de sortie à laver et j’avais roulé la ceinture sur la table de toilette en faisant bien attention à glisser le passant. Lundi dernier donc j’ai sorti un nouveau pantalon du placard qui sert de penderie et j’ai glissé la ceinture dans les passants du pantalon. Et là, surprise plus de passant sur la ceinture. Ni sous le lit, ni caché dans les dessins du tapis, un Beloutch dont j’ai déjà parlé. Le tapis autonettoyant, vous vous souvenez ? Comme le tapis ne dévore que ce qui tache, il ne pouvait pas avoir dissous mon passant. Nous sommes mercredi et j’ai encore bon espoir de retrouver mon passant vagabond.
Jeudi matin : Je reprends mon histoire. La nuit a été pénible et cauchemardesque ce qui ne m’arrive jamais. Je fais souvent des rêves idiots mais pas de cauchemar. Je crois que j’ai crié réellement pendant ce cauchemar que je ne vous raconterai pas. J’ai à nouveau cherché mon passant sans succès. Mon épouse me charrie et me demande si j’ai besoin de son aide. Fièrement je refuse.
Vendredi matin. Comme tous les matins je reprends mon stylo pour écrire. Je dis stylo car c’est la figure de style habituelle. En réalité je m’assieds devant mon clavier car ma main droite ne me permet plus d’écrire au stylo. J’hésite à retourner cherche mon passant de ceinture. Pourquoi le retrouverais-je aujourd’hui plus qu’hier ? Et quelle importance ? Je suis allé voir sur le net. On en trouve pour un euro sans problème.
Samedi matin. Mon épouse décide de prendre les choses en main. Cela commence par un interrogatoire poussé sur ce que j’ai fait depuis lundi dernier quand j’ai sorti la ceinture du pantalon mis à laver. Lâchement je m’incline et répond à toutes ses questions mais il n’en sort rien. Je me fais virer de ma chambre et je l’entends bougonner et déplacer la bibliothèque, la table de toilette, les deux chevets. Le tapis Beloutch se fait sûrement rouler comme un vieux truc à jeter. Au bout d’une demi-heure elle ressort et vient me retrouver dans mon bureau l’ai dépité. Rien, pas de passant. Elle se met presque en colère en m’accusant de paniquer bêtement. Je ne pouvais pas lui raconter ce que m’avait dit la bergère à qui j’avais acheté la ceinture car j’ai un peu honte d’avouer ma crédulité. La journée se passe dans un silence hostile.
Dimanche. Il faut que je retrouve ce foutu passant ou bien la prédiction va s’accomplir. Je dois vous la dire : « Ne perdez jamais le passant de votre ceinture. Si vous le perdez un grand malheur s’abattra sur vous. »
Lundi matin : J’ai trouvé mon épouse morte dans son lit. La prédiction s’est réalisée : un grand malheur s’est abattu sur moi. Quoique.
PS : dans la vie réelle c’est mon épouse qui a retrouvé le passant de ceinture coincé par le broc dans la cuvette de porcelaine de Lunéville.